CHAPITRE XIV

Vu du niveau du sol, elles étaient immenses, ces pattes… Avec des cuisses musculeuses énormes. Ael songea qu’il vaudrait mieux que les bêtes ne soient pas dangereuses.

Il se concentra pour fouiller les environs. Il n’y avait pas de gardiens, les troupeaux étaient parqués dans des enclos solides.

— Michelli, lança-t-il, je sors par l’est.

— On aura besoin de se nettoyer, Cap. Ça ne sent pas le bloc d’hygiène, ici.

Ael ne répondit pas, il n’avait pas le cœur à plaisanter et était tendu. Il se redressa, voyant à peine au-dessus des croupes des animaux. Agacé, il donna de grandes tapes, la main à plat, pour se frayer un chemin.

La barrière. Il observa. Le chemin était libre. Il l’escalada et se retrouva de l’autre côté, cherchant la ville. Elle se trouvait à peine à deux cents mètres. Michelli atterrit près de lui.

— Tu préfères qu’on se sépare, Cap ?

— Non. On entre en ville ensemble, il faut être méfiant. Dès la première cafèt’, on entre pour sonder des cerveaux et savoir où se trouve le Q.G. de la Milice… Non, attends, on sonde des passants d’abord, et on va ensuite dans la cafèt’ la plus proche du Q.G. On gagnera du temps.

Finalement, les installations se trouvaient sur la bordure sud de la ville et ils s’y rendirent sans parler. Celle-ci paraissait effectivement assez grande pour une ville d’une planète de pionniers, mais ce n’était pas ce qui la rendait moderne ou attrayante. Des avenues, certes, mais de terre. On voyait des Mobs et des Plateaux dans tous les coins, mais pas de Mobil. Il fallait marcher.

Ael repéra néanmoins une borne holo Longue Distance et nota son emplacement, au coin d’une place avec de grands arbres.

Le Q.G. était une grande bâtisse de deux étages qui devait abriter également les logements des membres de la Milice.

À la porte, un type, un Thermique de combat à l’épaule, surveillait attentivement l’avenue poussiéreuse. Son manège était anormal. Ael doutait qu’à longueur d’année les sentinelles soient aussi vigilantes.

Ils ne marquèrent pas de temps d’arrêt, poursuivant leur chemin jusqu’au croisement suivant où ils aperçurent une cafèt’. Ils s’y dirigèrent et entrèrent.

Un peu de monde. Hommes et femmes, essentiellement des pionniers, grands et baraqués. Deux ou trois Miliciens, aussi.

Ael se dirigea vers le bar pour se servir, en silence, des gobelets de ces alcools blancs qui fournissent un afflux énergétique immédiat, et les ramena à une table où il s’assit, suivi de Michelli. Tout de suite, il regarda son gobelet, pour cacher sa concentration et entreprit de fouiller les cerveaux des Miliciens.

Katel et Phi étaient bien là ! Prisonniers au second étage. Tout le monde ne parlait que de ces étrangers bizarres, dans le Q.G. Mais leur Chef, un Lieutenant-Ancien, s’occupait personnellement d’eux, avec sa garde. Ils étaient au secret et personne ne savait pourquoi.

Rien n’avait filtré, en dehors du fait que tout le monde était en rogne de la présence d’Anciens sur la planète. Il aurait fallu “massacrer ces pourris,” pensaient à la fois les membres de la Milice et la population…

— Michelli, je vais tâcher d’en savoir plus en explorant le bâtiment de la Milice. Assure notre protection en surveillant les consommateurs. Si l’un d’eux parait s’étonner de notre présence, fais-lui penser à autre chose.

— Reçu.

Ael se dirigea, mentalement, vers le bâtiment et explora les pièces où se trouvaient des cerveaux en activité. C’est ainsi qu’il tomba sur une brute qui songeait aux cuisses d’une fille. Elles lui faisaient un effet extraordinaire. Il fallait qu’il ait cette fille, quoi que dise le Chef ! Quand il réalisa que ce type songeait à Katel, Ael ne put contrôler une onde de haine et le type porta les mains à sa tête en poussant un hurlement.

La haine se transforma brutalement, en Ael. Il ressentit un froid intérieur qu’il n’avait jamais connu jusqu’ici. Il avait souvent remarqué, au combat, que dans des cas extrêmes, ses colères laissaient la place à un sentiment de froideur qui modifiait ses décisions. Dans ces cas-là, il avait fait preuve d’une indifférence totale devant les dégâts que ses hommes infligeaient à l’ennemi, alors qu’en général, il s’efforçait seulement de remplir sa mission.

Mais, en ce moment, il ne se moquait pas des dégâts… il avait même envie d’en commettre ! Son cerveau se mit à fonctionner à une vitesse folle. Il reprit possession de celui de sa victime et le fouilla, sans ménagement.

Le Chef était en train de mener l’interrogatoire de celui qu’il appelait le prisonnier. Ael le repéra presque immédiatement, dans une petite pièce du premier étage. Il avait injecté une nouvelle dose de drogue, du MPH, qui faisait parler n’importe qui et était stupéfait que Phi ne dise rien. Celui-ci souffrait le martyre mais ne répondait à aucune question ! Ses barrières tenaient encore. Techniquement, c’était impossible que le prisonnier n’ait pas encore parlé, le Chef le savait, et était à la fois désemparé et très intrigué.

Le gars songea à la fille, qu’il venait de “travailler,” c’était son expression, et qui n’avait pas bronché, elle non plus, malgré la double dose qu’il lui avait injectée. Le gars se disait maintenant qu’il y avait sûrement un lien avec la présence des Anciens.

Les Détachements de Milice avaient reçu, par holo, l’ordre de ne pas se mêler de ce qui se passait sur sa planète. Mais lui s’en moquait. Il n’avait pas été inspecté depuis huit ans et régnait en maître, ici. On n’allait pas lui dicter sa conduite ! Il avait été isolé sur cette planète de pionniers, alors qu’il aurait dû faire une belle carrière sur un monde industrialisé – puisque les Miliciens ne faisaient pas la guerre – et n’allait pas pour se laisser impressionner pas ces petits minables des Services Généraux des Confins…

Le gars pensa, à nouveau à Katel, et Ael eut le temps de repérer sa cellule, au second. Il lâcha immédiatement le Lieutenant, en l’immobilisant, pour la contacter.

En vain. Son cerveau semblait inactif. Comme mort. Celui de Phi était d’ailleurs en train de subir la même évolution !

Un plan se dessina dans l’esprit d’Ael, et se précisa très vite.

— Ça commence à se gâter, Cap, murmura Michelli. Un ou deux types commencent à dire qu’on est de la Sécurité, et qu’on est venu les inspecter.

Cela donna une idée à Ael. Il sut tout de suite comment agir. Une variante au plan commençait à se dessiner en lui.

— Viens, on va au bloc d’hygiène, dit-il en se levant. Guide-moi, je les imprègne.

La tension dans la salle avait monté, il le réalisa. Plus de monde, aussi.

Il trouva tout de suite deux cerveaux d’excités et leur confirma qu’ils étaient bien de la Sécurité Générale, ce corps d’élite de la Sécurité, et qu’ils n’avaient que du mépris pour les pionniers ! Il fit de même avec deux types moins échauffés que les autres. Ils n’avaient pas atteint la porte que ce fut une ruée dans leur direction.

Le Sarmaj se retourna et les six premiers furent projetés en arrière avec une force inouïe, leur laissant le temps d’entrer dans le bloc dont Michelli bloqua la porte.

Pour gagner du temps, Ael “transmit” à Michelli l’endroit où se trouvait Katel, au second.

— On y va, dit-il.

— Et ensuite ?

— On cogne et on les emmène. Enfin, tu les emmènes.

— Et toi ?

— Je vais manœuvrer les Directeurs avec des messages holo. Je vous rejoins ensuite. Tu vas prendre un engin de pionniers pour emmener Katel et Phi hors de la ville. Tu fonces pour les placer dans le bloc médical de la Barge que tu vas faire se poser.

— Pas envie de te laisser seul.

— J’ai un compte à régler avec cette ville, lâcha Ael sèchement. Ça va y aller sec. Tu fais ce que je t’ordonne.

— Oui, Cap.

Le colosse avait reconnu le ton de son ex-Chef de Groupe, et avait réagi comme autrefois.

— On démarre : le long couloir. Si tu vois un Milicien, tu cognes sans te retenir… On se téléporte. Top !

… Une longue coursive, avec quelques portes de part et d’autre. Ael se mit en marche, s’arrêtant à chacune pour jeter quand même un œil à l’intérieur. Vides.

Dans la quatrième, il distingua Katel, la combinaison en morceaux, allongée sur une couchette infâme, inconsciente. Son esprit se mit à bouillonner… et la porte vola en éclats. Il pénétra et se retrouva agenouillé près d’elle.

— Katel, dit-il… c’est moi, Ael, reprends conscience.

Elle ne réagissait pas. Il la distinguait mal et se rendit compte que ses propres yeux étaient embués de larmes. D’un geste de rage, il les essuya et pénétra son cerveau.

Le vide…

Il ne s’entendit pas gronder sa peine, sa torture.

— Katel… ma Katel, je t’en prie, reviens.

— Cap… du monde.

— Écrase-les ! émit-il d’un ton glacial. Attends qu’ils soient proches. Pulvérise-les !

Il se pencha et souleva la jeune femme dont la tête bascula en arrière. Il lui sembla qu’elle était morte et il ressentit une douleur atroce.

D’un coup de rein, il la mit en travers de son épaule gauche, la tête ballottant dans le vide, comme celle d’un cadavre. Il avait envie de hurler, tant il souffrait. Dans le couloir, c’était un amas de corps. Michelli, attentif, tendait l’oreille. Ael retrouva confusément le Sarmaj d’autrefois, en infiltration des lignes ennemies.

— On descend, émit-il, leurs véhicules doivent être au rez-de-chaussée.

Jusqu’au premier, ils ne virent personne. Mais là, une porte s’ouvrit à la volée sur un officier, un Projecteur Thermique de poing à la main.

Ael réagit dans la seconde. Le Projecteur s’envola de la main qui le tenait et alla à l’autre bout du couloir pendant que le visage du type trahissait une stupéfaction sans borne.

In extremis, Ael se contrôla et le gars se raidit, comme si tous ses muscles étaient tétanisés.

Phi était dans le bureau, allongé sur le sol, inanimé.

— Prends-le, on continue, jeta Ael.

— Et l’officier, Cap ?

— Laisse-le, je vais revenir m’occuper de lui. On cherche un véhicule.

Ils durent encore anéantir deux Miliciens, l’arme à la main, avant d’arriver dans un hall, donnant sur l’extérieur, où se trouvaient des véhicules. L’un était à anti-G et Ael y mena directement Katel qu’il déposa derrière. Michelli disposa Phi à côté.

— Fonce, Michelli. Que rien ne t’arrête, tu pulvérises tout, Miliciens ou civils, aucune importance. Préviens le copain extra-galactique de Grosse Tête qu’il te donne des conseils pour la soigner. Demande à l’ordi du bloc de soins la formule du MPH et interroge l’ordi que Katel a programmé avec les deux langages physico-mathématiques, je sais qu’il s’agit de chimie, mais on ne sait jamais ? Sinon, demande une équivalence des symboles chimiques. Dès que tu auras fait le nécessaire, contacte-moi pour venir m’aider, ici, au besoin.

— Compris, Cap. De ton côté, rentre-leur dedans, mais pense qu’on a d’autres copains à évacuer.

— Ça, je ne l’oublie pas, Michelli. Allez, pars.

Le Sarmaj se mit au poste de conduite pendant qu’Ael cherchait le système d’ouverture des portes du bâtiment qui glissèrent au moment où un Milicien survenait. Ael l’entendit et, sans la contrôler, lança une onde de force qui projeta l’homme contre une paroi. Il glissa, comme un pantin désarticulé jusqu’au sol, manifestement mort…

Michelli démarrait et Ael remonta au premier niveau, sans voir personne, cette fois. Il était certain qu’il y avait encore beaucoup de Miliciens dans cette bâtisse, elle était si grande. Mais ils devaient s’être embusqués et attendaient des consignes.

Le lieutenant n’avait pas bougé. Ael lui donna, mentalement, l’ordre de pénétrer dans la pièce et de s’asseoir et l’autre obéit, raide comme un automate. Puis, il entreprit de le sonder à fond.

Jamais il n’avait pénétré un cerveau pareil. Cet être était la méchanceté même. Ça ferait une très sale aura ! Assis devant le bureau, Ael réfléchit. Puis, il ordonna au Lieutenant de sortir de sa léthargie et de lancer, par Com, l’ordre à l’ensemble des hommes de sortir patrouiller dans les rues et de rudoyer les pionniers excités qu’ils verraient.

D’une démarche raide, l’officier passa dans la pièce voisine, saisit le micro d’une installation Com très complète et s’exécuta. Ael le replongea dans une totale immobilité au moment où le bâtiment retentit des pas des types qui se précipitaient au rez-de-chaussée.

Après quoi, Ael chercha le contact avec la cafèt’ où ils avaient été, avec Michelli. C’est maintenant qu’il fallait avoir la tête froide, bien réfléchir. Sondant le premier pionnier venu, dehors. Il l’imprégna d’une volonté de violence, à l’égard de la Milice et passa à son voisin.

Pendant deux heures, il fouilla ainsi des pionniers, hommes et femmes, partout dans des cafèt’ ou dans les avenues, choisissant les brutes les plus méchantes, recommandant aux autres, au contraire, de se mettre à l’abri. Avant de quitter un cerveau, brute ou brave type, il y laissait une indifférence totale à l’égard des Anciens soldats.

Puis, il passa aux Miliciens, et les rechercha, les uns après les autres, là où ils étaient. Il effaça de leur mémoire tout ce qui se rapportait à l’arrivée des Anciens et des Bâtiments de la Spatiale, en orbite.

Il se gardait le Lieutenant pour la suite…

À lui aussi, il effaça tout souvenir de la présence des Anciens, de l’arrivée de l’Armée, de Katel, Dantzig et de Phi. Mais il lui imprégna fortement la même indifférence qu’à ses hommes à l’égard des Anciens, en remplaçant ce sentiment extrême par une amertume exacerbée devant sa carrière ratée et une grande rancune à l’égard de sa hiérarchie.

C’était un être méprisable et sa nature profonde reprendrait le dessus, à l’occasion ; alors il lui ordonna, en ces circonstances-là, de se mettre à quatre pattes, et de ne plus être capable de se relever…

À ce moment, seulement il lança son vrai plan. Il y avait un gros ordi et un terminal holo, dans la pièce des Coms. Il s’installa devant l’ordi et fit dérouler les messages des derniers jours, découvrant celui de la Sécurité Générale imposant aux garnisons de ne pas quitter la ville pendant un mois. Il continua, pendant une demi-heure, à consulter les archives sans rien trouver de notable.

Il passa alors à l’installation holo et rédigea un message Top secret, par le réseau des relais, pour en noyer l’origine et non signé, destiné au Directeur du Département Sécurité Général des Confins, provenant, “théoriquement,” du Directeur Sécurité, en personne, et lui livrant une information confidentielle ! Ces messages n’avaient pas besoin d’être codés particulièrement, le codage classique suffisait. Chaque responsable de l’Union disposait d’un décodeur personnalisé.

Il expliquait que leur plan se déroulait mal, qu’il y avait eu un dérapage, sur M64, où la violence de la Milice et de la population avait débouché sur une hostilité latente, et qu’il fallait réagir d’urgence contre ce phénomène. La Milice ne paraissait pas sûre et n’obéissait pas aux consignes de la Sécurité. Pour la bonne suite de leur projet il suggérait : 1/ de hâter le développement du plan, avec la création d’un nouveau camp, installé, très à l’écart d’une ville, sur une autre planète pionnière, GC 38, plus proche du Monde. 2/ Que les Anciens, amenés par un Transport civil, y soient pris en charge, sur l’astroport même, par des petits Transports militaires, plus adaptés, rendus anonymes, selon la discrétion souhaitée par “l’Autorité suprême.” 3/ De réduire au minimum les communications, sur ce sujet, “pour assurer la confidentialité absolue…”

Le suivant, Top secret également, fut destiné au Directeur du Département Armée, semblant provenir du Directeur Sécurité. Comme si les deux messages s’étaient succédés, très rapidement.

Cette fois le Directeur Sécurité “donnait son accord formel à son collègue pour tout accélérer et pour son plan d’acheminement discret des Anciens récupérés, dans un nouveau camp, sur GC 38. Lui-même se chargeait de prendre des sanctions, ultra sévères, contre les forces de la Milice de M64, incapables de faire régner l’ordre. Mais aussi de mettre, ponctuellement, davantage de monde sur la récupération des Anciens pour en terminer très vite avec le plan, quitte à emplir ce camp et l’alimenter discrètement. Trop de personnes étant mêlées aux opérations représentant un risque de fuite. Qu’il veillait, par ailleurs, à monter une diversion visant toutes manifestations de violences, dans la population de l’Union et des planètes pionnières. Celles-ci seraient désormais réprimées avec sévérité, car il était inquiet, en outre, d’une dérive dangereuse, la foule s’en prenant, maintenant à la Milice et à la Sécurité.”

Les messages seraient acheminés sans délais aux intéressés. Il restait à espérer que les deux hommes feraient mine de ne jamais les avoir reçus et n’en parleraient pas entre eux…

Il appela alors Gregg.

— “Comment cela se passe ?”

— “Michelli est arrivé avec Katel et Phi. Les hommes sont décontenancés, ils ont besoin d’être encadrés, pour l’instant. Ils ne comprennent pas ce qui leur arrive, tout va trop vite, pour eux. Certains ont peur des conséquences de votre attitude avec la Milice. Nous avons constitué des unités “provisoires” en précisant ce détail. Le travail s’organise. Michelli est en liaison avec Grosse Tête, pour Katel et Phi. Et vous ?”

— “Je fais du nettoyage. La Milice est occupée avec les pionniers qui leur rentrent dedans, en ville. Vous êtes tranquilles. On pourra renvoyer les Miliciens, sans leurs armes, dès qu’on les aura imprégnés. J’appelle Michelli.”

— “Je t’entends, Cap. Phi n’a reçu qu’une dose à la fois de MPH, il récupère. Une question de temps, d’après le copain de Grosse Tête qui a compris de quel produit il s’agissait en pénétrant son cerveau par ma ‘Porte,’ pour y voir les anomalies. Pour Katel, le salopard lui a injecté des doubles doses et on ne sait pas encore ce que ça va donner. Elle est sous équilibrant neurologique. Il faut attendre qu’elle remonte d’elle-même. Tu as besoin de moi ?”

— “Non, pas pour l’instant, mais demande à Coulon de venir orbiter près de la ville avec une dizaine de costauds. Je le contacterai par ton intermédiaire, tu l’appelleras avec nos cristaux-Coms. Je veux essayer de récupérer des Plateaux, ici, il faudra les charger rapidement, cette nuit. Je sais que c’est du vol mais ces pionniers sont des brutes ! Commence à imprégner les gars de la Milice. Tu leur fais oublier tout de leur intervention au camp des Anciens et la présence même du camp. Et tu verrouilles une indifférence à l’égard des Anciens, mais beaucoup de méfiance pour les pionniers qu’ils trouvent brutaux. Je voudrais les renvoyer en ville le plus vite possible, pour qu’ils participent aux bagarres contre les pionniers. Contacte Amas II, par cristaux, on va procéder aux premières Transmissions cette nuit. Une centaine d’hommes et des abris encore démontés, à la première Transmission, pour aider à libérer l’aire de réception. Et ensuite, la même chose, matériel et hommes à chaque fois. Le plus possible, toute la nuit. On devrait en finir avant le jour, je pense, si le matériel est déjà amené à côté de l’aire d’émission.”

— “Reçu, Cap. Ça s’accélère, hein ?”

— “Oui, mais ça n’est qu’un début, Michelli. Je fais le nécessaire pour qu’une autre planète de pionniers, GC 38 soit choisie, plus proche du Monde – pour raccourcir le voyage en Transport civil – et avec des petits Bâtiments militaires, camouflés, qui les amèneront au nouveau camp, à l’écart. Il faudra y transporter un Transmetteur, bien sûr. Mais, entre Altaïr et Procyon, on va recevoir beaucoup de monde. Ce n’est qu’un premier essai, ici pour l’instant. Je fais activer les évacuations par les Directeurs, Sécurité et Armée, qu’on a imprégné sur Altaïr. Il faut encore trouver d’autres sites de villes, sur Amas II, pas très éloignés les uns des autres, pour des raisons de transport de matériels. Je dois reparler à Gregg. À bientôt.”

— “Je vous écoute, Ael,” fit la voix de Gregg.

— “Gregg, Antonio et vous, tâchez de vous trouver des collaborateurs compétents, d’urgence, voyez large. On leur donnera des bracelets de la Fédération. Dès qu’on aura commencé à Transmettre les Anciens, vous allez partir, d’ici, vers le Monde pour vous occuper de vos négociations respectives. Restez en contact l’un avec l’autre, par les grands cristaux, pour vous partager les tâches. Je vais donner des instructions à Véga XX pour que vous ayez accès, tous les deux, à notre compte financier. On a besoin de matériels de transport, des Plateaux surtout, en très grande quantité. Il faut aussi penser aux femmes. De Procyon, notamment, ils avaient d’importantes unités médicales. Vous allez vous attribuer une Barge chacun, avec un Transmetteur, pour être autonomes. Les équipages ont un bracelet de la Fédération, ils ne risquent rien. Il faut s’atteler d’urgence à faire concevoir et enregistrer des quartz d’enseignement avec des spécialistes que vous imprégnerez pour qu’ils fassent des cours, clairs et complets, de tous les niveaux, avant de commencer les discussions avec les Groupes économiques d’enseignement, choisis de préférence hors de l’Union et des planètes du Centaure, trop agressives à mon avis. Vous ne devez pas arriver les mains vides. N’oubliez jamais de rendre compte à Grosse Tête quotidiennement. C’est le mode de communication le plus rapide, entre nous. On s’appelle ensuite directement avec les gros cristaux. Il faudra en placer dans chaque Barge. Il y en a suffisamment dans la nôtre. Une chose urgente : cherchez s’il n’y a pas un pilote, parmi les Anciens du camp. Il faut remplacer Dantzig. Les équipages doivent être de deux pour se relayer.”

— “D’accord, Ael. Vous, ça va ?”

— “Je m’efforce de m’occuper pour ne pas penser à ce qu’ils ont fait à Katel… Je règle quelques détails ici et je reviens.”

Ael repassa dans le bureau du Lieutenant et le sonda pour savoir si l’Administration de M64 possédait des Plateaux.

Il y en avait en effet, mais une douzaine seulement. Il ordonna alors à l’officier de lancer un appel à ses hommes pour qu’ils confisquent les Plateaux des pionniers qui se bagarraient contre ses hommes et les fassent conduire du côté des parcs à bestiaux, dans l’heure suivante. Il comptait les embarquer dans une Barge pour les expédier, dès le soir même sur Amas II. Ce serait toujours ça.

Il songea aussi qu’il fallait sonder les Anciens, avant leur départ. Un travail énorme. Et aussi désigner des responsables de sécurité, utilisant les armes des Miliciens, avec des soldats calmes et efficaces pour encadrer les Anciens, dès leur arrivée. Que de travail…

Ses yeux tombèrent sur le Lieutenant. Il éprouvait une haine féroce contre cette brute et devait se maîtriser pour ne pas le frapper… Il fallait le faire disparaître un moment de la circulation, que ses hommes ne puissent pas le contacter et soient sans ordres. Plus les bagarres dureraient longtemps et plus il y aurait de dégâts, en ville, plus la Sécurité réagirait vigoureusement, par la suite, partout, contre la violence.

Il lui ordonna d’aller vider l’arsenal du Q.G., avec toutes les recharges des armes et de les entasser dans un véhicule qu’il conduirait lui-même au parc à bestiaux avant de revenir, se mettre à dormir 12 heures et d’oublier tout souvenir des dernières heures…

Cette fois, il contacta Michelli pour qu’il transmette à Coulon l’ordre de venir orbiter près des parcs à bestiaux avec dix hommes et s’y téléporta, caché, attendant le Lieutenant Milicien.

Celui-ci arriva avec un véhicule plein d’armes, qu’il déchargea lui-même, comme un zombie, avant de repartir.

Peu de temps après, des Miliciens aux visages marqués commencèrent à arriver avec des Plateaux, qu’ils laissaient sur place, puis repartaient à pied. Au fur et à mesure, Ael en effaçait le souvenir, dans leur mémoire.

Il finit par appeler Michelli pour lui dire de faire poser la Barge, en silence, aux anti-G. Les Anciens descendirent rapidement la rampe et chargèrent le matériel, sans échanger un mot. Puis, Ael monta à bord et donna l’ordre de rentrer au camp rapidement. Cinq minutes plus tard seulement, ils y arrivaient, remarquant qu’il était maintenant agité d’une activité ininterrompue.

Ael alla tout de suite au chevet de Katel, dans le bloc de soins de leur Barge.

Elle était livide et il reçut un coup au cœur en voyant ses traits émaciés, les joues creuses… L’ordi la surveillait, les sondes branchées. Il l’interrogea, en pianotant sur le clavier de commandes.

— État stationnaire, aucune activité cérébrale, inscrivit la machine sur l’écran.

— Son cerveau est… mort ? tapa-t-il.

— Non. Cela y ressemble mais l’activité cérébrale est bloquée artificiellement. La technique médicale est incapable de faire tomber le blocage. La surdose de drogue devrait s’être dissoute, mais le blocage continue. Diagnostique impossible.

Un verrouillage !

Elle s’était elle-même auto-verrouillée pour ne pas parler et la situation perdurerait puisqu’elle ne savait pas qu’elle n’était plus en danger…

Ael pénétra son cerveau pour tenter de débloquer le verrouillage, lui-même. Mais où l’avait-elle placé ? Il circula longtemps dans le cerveau de la jeune femme, qui ne réagissait pas, semblait au point mort. Elle avait réussi à stopper totalement son activité !

Il se sentit désespéré et se surprit à imprégner son cerveau de messages de paix, de tendresse…

Il ne rendait pas même compte qu’il parlait à voix haute, en émettant, disant des mots qu’il n’avait jamais prononcés auparavant.

Toute la soirée, il resta près d’elle sans noter aucun changement. Il interrogea l’ordi qui répondit que, désormais, sans intervention extérieure il n’y avait rien à faire. Cet état durerait…

Ce fût un déclic, pour Ael. Il appela Michelli :

— Sarmaj, comment est Phi ?

— Il a récupéré.

— À ton avis il est en état de nous aider ?

— Il semble retrouver, peu à peu, ses dons.

— O.K., fais-le venir ici, avec les Colonels et leurs collaborateurs, s’ils en ont trouvés, les équipages des Barges et les cinq Anciens qui sont venus au rapport, ce matin.

Il fallut une demi-heure pour que tout le monde soit là. Il les emmena immédiatement près de Katel, les faisant défiler dans le bloc de soins. Puis, il les guida vers le carré, assez étroit pour tout le monde.

— Écoutez-moi, commença-t-il. C’était le moment ou jamais où nous devions bénéficier de l’aide de tout notre groupe. Mais Katel est dans un état grave. Certains d’entre vous savent de quoi je parle, les autres pas encore. Nous avons manqué de temps, alors je vous demande de me faire une confiance aveugle. C’est notre seule chance de nous en sortir… Cette jeune femme, Katel, m’est infiniment chère… Je dois l’emmener et ne serai pas avec vous. Vous, vous allez être évacués, avec le matériel, cette nuit, grâce à cet appareil étrange dont nous disposons. N’en ayez pas peur, nous sommes plusieurs à l’avoir essayé. Il va vous “emmener,” je ne connais pas d’autres mots, sur Amas II, notre planète. Il faut qu’on ait évacué le camp et le matériel avant le lever du jour.

Il s’interrompit pour ordonner ses idées.

— Contrairement à mes ordres précédents, Gregg et Antonio, vous allez vous occuper du Transfert et d’un début d’organisation, sur place à Amas II. Vous allez camoufler ici, enfin plus loin, à l’abri, deux Barges qui vous seront désormais affectées, avec un Transmetteur et une balise dans chacune. Je veux que vous ayez une autonomie totale, indépendante des petits bâtiments. Vous regagnerez ainsi leur bord quand les gars commenceront à s’installer à Amas II, afin d’entamer votre mission propre. Phi, dès que tu es en état, avant de commencer les Transmissions des Anciens, tu nous expédies, Katel et moi, sur Amas I. Je pense que si elle a une chance de se réveiller c’est là-bas, avec un casque. Je veux la sortir de là. Est-ce que ça vous va ?

— C’est vous notre chef, Ael, dit Antonio.

— J’ai manœuvré les Directeurs pour que l’opération rassemblement des Anciens soit accélérée. Tenez-moi au courant. Je ne sais pas encore s’ils accepteront GC 38 et comment nous allons pouvoir connaître la nouvelle planète qu’ils choisiraient, peut-être par le patron du service des ordis, à Altaïr, je ne sais pas, mais chaque chose en son temps. Pour ce soir il faut se vider les tripes mais tout emmener, y compris les Plateaux, près des parcs à bestiaux. Phi, dès que tu es prêt j’amène Katel. Prévois-nous des vivres et à boire, beaucoup à boire.

— Je m’y mets tout de suite.

Ael parcourut les visages des yeux. Les Anciens paraissaient dépassés et il s’adressa à eux.

— Nous ne laissons rien au hasard. À ce stade, il y a des choses qui sont incompréhensibles, pour vous. Dites-vous que si vous êtes dans ce camp, c’est parce que nous avons manœuvré les Autorités de l’Union ça vous fera comprendre que nous maîtrisons la situation. Étonnez-vous, mais faites ce qu’on vous demande, sans hésiter, je vous en prie ! Les explications viendront ensuite…

— Ael, je serai prêt dans dix minutes, dit Phi tu peux emmener Katel dans le vallon.

 

Ael était penché sur Katel qu’il avait allongée sur une couchette articulée, au soleil. Elle avait le crâne couvert du petit casque de protection.

Il avait décidé de risquer le tout pour le tout en la laissant bombarder de nouveau de rayons durs. Lui-même faisait ce qu’il avait interdit aux autres, il s’exposait longuement, entre deux bains. À chaque fois qu’il avait trop chaud, il tirait la couchette de Katel jusqu’à l’eau et l’y renversait. Puis, il la ramenait sur la plage.

Depuis trois semaines, à longueur de temps il lui parlait, à voix haute ou mentalement.

Pourtant, elle n’avait pas changé. Son cerveau ne réagissait pas plus que le premier jour…

Il parlait, de temps à autre, avec Grosse Tête et ses copains. Leur ami le philosophe, venant des premiers millénaires d’une civilisation ancienne, de la Voie Lactée – n’ayant pas d’idée, il l’avait surnommé Aristote – lui avait parlé pour la première fois, la veille.

En substance, il lui avait dit : “Tu as tout essayé de la science, essaie le cœur, maintenant. Laisse parler ton cœur. Tes paroles se feront peut-être un chemin au travers d’un verrouillage qui ne leur est pas destiné.” Ça l’avait perturbé, toute la nuit.

Ce matin, il s’y était décidé, la scrutant pendant qu’il lui disait ce qu’elle représentait pour lui.

Il la ramena, une nouvelle fois, au soleil et s’étendit près d’elle, tenant sa main inerte.

— “Katel,” murmura-t-il, mentalement, sans se rendre compte du désespoir qu’il y avait dans son propre cerveau. “Je ne peux pas vivre sans toi. Si tu ne reviens pas parmi nous, je vais me laisser mourir, moi aussi. La vie ne me tente plus, si tu n’es plus là. Je n’ai plus envie de rien, si je ne vois pas ton sourire, si je ne croise pas ton regard… Je n’ai connu que la guerre, Katel, je n’ai pas l’habitude de ces choses-là. Même dans ma Materna je n’ai jamais été vraiment amoureux d’une de mes sœurs-Edu, comme nous le sommes presque tous, à un moment ou un autre. J’ai connu la découverte de l’amour physique, comme tout le monde, mais sans plus, en ce qui me concerne. Et ensuite, ce fut la guerre. Je n’avais aucun point de repère pour identifier ce que je ressentais pour toi, tu comprends ? Je suis totalement ignorant, dans ce domaine… Et maintenant, il n’y a plus que toi qui puisses me faire revivre, en revivant toi-même. Déverrouille-toi Katel, je t’en supplie !”

Ses yeux se perdirent dans le ciel, d’un bleu si profond.

— “…Je ne sais pas si je n’ai pas fait une bêtise en t’amenant ici, en te faisant bombarder de rayons durs pour augmenter, peut-être, tes capacités mentales. Je pensais qu’elles te permettraient d’acquérir une force telle que tu te rendrais peut-être compte, là où tu es, que tu peux maintenant supprimer ton verrouillage. Il te paraissait vital au moment où tu l’as installé. Plus désormais, tu peux reprendre contact avec la réalité… Mais je ne sais pas, je ne sais plus, peut-être ce bombardement a eu l’effet inverse en augmentant la force de ce verrouillage ? Je doute de tout, Katel ! Tu me refuses l’accès à ton Toi profond. Je ne peux pas te dire que le danger est passé, que tu peux revenir parmi nous, que tu peux me revenir. Je ne peux même pas te faire savoir combien je n’existe plus depuis que tu t’es verrouillée, comme si tu te suicidais, pour être sûre de ne pas nous trahir. Oh, Katel… Katel, si je pouvais t’atteindre, une fraction de seconde, pour te dire que je veux voir tes yeux s’ouvrir. Que j’en crève ! Chaque jour, je te nourris comme un enfant et j’en oublie de manger, moi. Je sais que je m’affaiblis, mais cela m’est indifférent, Katel. Si tu ne dois plus jamais revenir à la conscience, alors je veux perdre la mienne…”

Une onde de tristesse l’envahit, si forte que sa gorge se serra. Il dût se redresser pour respirer !

Se tournant de son côté il regarda le visage, amaigrie, de la jeune femme, avec tant d’avidité que son message suivant fut, il le réalisa, émit avec une force comme il n’en avait jamais déployée.

— “Katel, Katel !”

Ce fut une sorte de hurlement mental, en lui, qui traduisait sa désespérance, et il en fut épuisé, retombant en arrière sur le sable, agité d’un sanglot sec.

Il mit plusieurs secondes à réaliser le message que lui transmettaient ses neurones et qui se frayait difficilement un chemin à travers son cerveau…

Les doigts avaient bougé, dans sa main…

— “Katel !!”

Son cri mental fut si puissant qu’il sentit une douleur intense à la tête et il perdit conscience.

Il dû rester assez longtemps évanoui parce qu’en revenant à la vie il ne sentit pas l’habituelle brûlure du soleil. Avec effort, il tourna la tête du côté de la jeune femme.

Elle avait les yeux ouverts !

Cette fois encore, son cerveau débrancha. Il eut de la peine à se situer dans le temps, à savoir où ils étaient et se demanda vaguement pourquoi il lui tenait la main…

Et puis tout revint.

— Katel… ma Katel… tu t’es réveillée ? dit-il à voix haute.

Elle eut un sourire fatigué et dit, lentement, avec effort :

— Tu braillais tellement…

— Dieu… Katel tu es sortie de ton verrouillage !

Elle secoua la tête.

— Non… je crois que je l’ai surpassé… Je ne comprends pas comment c’est possible ? Où m’as-tu amenée ?

— Sur Amas I.

— Pourquoi ?

— Je… je ne sais pas très bien. Instinctivement.

— Alors, suis toujours ton instinct, Ael, fit-elle toujours de sa voix lente, fatiguée, épuisée, en fermant les yeux.

— Non… ne te rendors pas, ne laisse pas ton verrouillage reprendre le dessus. Fais le sauter !

— Pour ça, il me faut des forces… Je suis épuisée. Attends, aies confiance.

Elle dormit pendant 48 heures d’affilées. Ael la nourrissait toutes les quatre heures, la gavant de ce qu’il y avait de plus énergétique dans leurs vivres. Du coup, son appétit à lui était revenu. Il dévorait.

Et puis, le surlendemain soir, alors qu’il la plongeait dans la mer, comme après chaque repas, la tenant sous le dos, elle eut un mouvement. Ébauché, d’abord, puis elle commença à se débattre pour revenir sur le ventre, avec de plus en plus de force…

— J’ai horreur d’être dans l’eau, sur le dos, murmura-t-elle clairement.

— Katel !

Il avait crié et elle tourna la tête de son côté.

— Faut-il que tu fasses autant de bruit ?

Il en fut si ébahi qu’il la laissait aller et elle s’enfonça sous l’eau. Quand elle remonta à la surface ce fut pour lui lancer.

— C’était bien la peine que je livre ce combat pour que tu me laisses couler !

Il agrippa son bras et tira si fortement qu’elle jaillit de l’eau et fut contre lui. Il se mit à la serrer, murmurant :

— Ne dis plus rien. Laisse-moi goûter ce moment. Je t’en pris, Katel… Je l’ai tant attendu.

Il ne sut combien de temps il la serra ainsi contre sa poitrine. Elle ne disait rien, mais ses bras étaient passés derrière sa nuque et elle s’y accrochait, se soudait à lui.

C’est lui qui la repoussa, pour la regarder à s’en saouler.

— Tu as fais sauter le verrouillage ? dit-il d’une voix calme, à présent.

Elle hocha la tête avec un sourire ironique.

— Katel, jure-moi que jamais plus tu ne me feras une peur pareille !

Le visage de la jeune femme redevint sérieux.

— C’est valable pour toi aussi ? fit-elle.

— Oui.

— Alors, d’accord. Si je dois me verrouiller, je laisserai une porte ouverte pour toi. Et tu feras la même chose.

— Oui, je te le jure aussi.

Sans rien ajouter, ils revinrent vers le bord sans lâcher leurs mains.

— Encore fatiguée ? demanda-t-il ?

— Oui. Mais j’ai faim, aussi. J’ai l’impression que tu m’as nourrie, non ?

— Comme je le pouvais.

— J’ai du poids à reprendre pour retrouver la forme mais toi aussi, il me semble, fît-elle en caressant légèrement sa hanche.

— Tu aurais dévoré, toi, dans le cas inverse ?

— Oui, pour être prête à t’accueillir comme il le faut, laissa-t-elle tomber avec un sourire ambigu.

Il eut l’air gêné.

— Je te l’ai dit… Oh non, tu étais inconsciente, tu ne peux pas le savoir, je suis très innocent de ces choses-là.

— Je sais que tu m’as dit des choses. Je ne m’en souviens plus, mais je le sais. Comme si ça avait tout de même atteint mon cerveau. Tu sais… ta puissance mentale est effrayante. Elle s’est tellement amplifiée… Il faut que tu apprennes à la contrôler, sinon elle fait très mal.

— Je pense que la tienne a suivi la même évolution.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Je t’ai exposée au soleil depuis trois semaines.

— Et toi aussi ?

— Oui. Mais je nous mettais à l’eau fréquemment, pour éviter des brûlures.

— Alors, j’imagine que notre puissance a dû décupler ! Tu entendras Michelli te traiter de tous les noms si tu ne modules pas. À propos, où est-il ? Et les autres ?

— Je ne sais pas. J’ai débranché, depuis qu’on est arrivé ici. Je ne suis plus au courant de rien.

— Tu ne crois pas qu’il faudrait demander des nouvelles ?

— Si, plus tard. Cette soirée et cette nuit sont à nous. Demain on reprendra la lutte.

— Entendu, les prochaines heures sont à nous. Quoi qu’il arrive, personne ne pourras jamais nous les enlever. Je pense qu’on ne les a pas volées.

 

Ils furent réveillés par le soleil dont les rayons tombaient sur leur visage. Curieusement, ils reprirent conscience en même temps et se regardèrent longuement sans dire un mot.

— Bon, on a eu notre bonheur, dit-elle, essayons d’en donner un peu aux autres. Tu appelles Michelli, je passe au bloc d’hygiène, ajouta-t-elle en pénétrant dans l’abri.

Ael brancha le Com aux grands cristaux et appela sur leur longueur d’ondes naturelle.

— “Michelli, tu m’entends ?”

Il dût répéter trois fois son appel pour obtenir une réponse.

— “C’est toi. Cap ?”

— “Oui. Katel s’est réveillée. Elle va bien.”

— “Dieu de Dieu de Dieu ! J’étais sûr qu’elle en sortirait, la petite. Et toi, tu vas bien ?”

— “Un peu faiblard, mais ça va s’améliorer.”

— “Eh bien, il va le falloir, parce que nos affaires ne vont pas trop fort.”

— “Raconte.”

— “Dans l’Union, la Sécurité serre la vis. Gregg a eu des nouvelles.”

— “Comment ?”

— “Par la holo. Il a appris aussi que la réunion annuelle, sur Véga XX est avancée par l’OFG, pour s’occuper de la violence dans les Fédérations et que le gouvernement de l’Union s’y rendait. On dit que l’Union fait face à une campagne de violences et répond de la même façon. L’OFG voudrait lui demander des explications, et comment elle en est venue là. Mais, surtout, la Confédération du Centaure montre une certaine animosité contre l’Union où l’armée aurait déclaré qu’elle n’a plus les moyens de faire face à un grand conflit, avec la perte de ses effectifs expérimentés ! Antonio craint que les Anciens qui ont été retrouvés et placés en camps ne soient récupérés et réentraînés pour une nouvelle guerre ! Les gars n’auraient pas le choix, on les replacerait en unités ou on les livrerait à la population… Parce que depuis la Transmission de M64, il n’y a rien eu. On ne sait pas où sont rassemblés les gars. Rien de GC 38, notamment. Si l’Armée y amène du monde, elle le fait très discrètement…”

La colère saisit Ael. Il s’en voulait d’avoir laissé tomber les survivants. Mais il sentait aussi qu’Antonio avait vu juste. C’était un risque certain s’il y avait vraiment une tension avec la Confédération du Centaure. Un chantage ignoble, après ce qu’avaient subi les Anciens.

— “Où sont les nôtres, Michelli ?”

— Phi est en train de prendre livraison de nouveaux Transmetteurs, dont cinq gros, pour la défense de la faille, Gregg et Antonio sont dans le Monde, avec leurs collaborateurs, pour mettre au point les nouvelles affaires. On a trouvé un pilote de la Spatiale, Patchik, pour remplacer Dantzig. On a aussi reçu les machines à faire les bracelets et on en a fait à tout le monde. Pendant un moment, ça les a tous enthousiasmés. Et puis, il y a eu des bagarres entre deux villages du bord de mer, je me demande encore pourquoi ?”

— “Et ta conclusion ?”

— “On n’avance pas assez vite à Amas II, Cap. Les gars sont désœuvrés, une indigestion de calme, de paix ! Ils ont pas un boulot précis à faire, dans un délai fixé et, surtout, pas de chef, comme dans l’armée, pas d’alcool pour prendre une bonne cuite, alors ils font ce qu’ils savent faire depuis des années : ils se cognent dessus… Pour la plupart, ils ont connu que l’armée à la sortie des Maternas, ils manquent d’initiative. Seuls, ils sont paumés.”

— “Personne n’a entrepris de faire de la prospection pour l’élevage, par exemple ?”

— “Un ou deux gars, si. Pas plus. En fait, il nous manque un but, un Chef, surtout. Cap.”

— “Je te rappelle dans quelques minutes, Michelli.”

Ael alla s’asseoir dans l’eau dont les vagues venaient le rafraîchir.

Il avait raison, le Sarmaj. Il manquait un chef aux communautés. Non, pas ça, pas un chef, plusieurs, pour chaque domaine d’activité ! Il avait espéré que certains se révéleraient, pratiquement, dans chaque village. Mais il n’avait pas donné de but vraiment précis à la population libérée de sa peur, pas désigné de responsables dans chaque domaine. Or les hommes avaient besoin de ça. Sans but immédiat, on régresse, on perd sa vitalité. Il avait voulu laisser faire la nature, s’interdisant, moralement, d’intervenir et oubliant qu’il fallait souvent l’aider. Comme ça, dans un fauteuil, la liberté de chaque individu est parfaite, mais le principe n’avait pas tenu dans la réalité quotidienne. Il fallait se l’avouer… Et, pourtant, ce n’était que le début de l’existence de la Fédération de l’Amas !

— Problèmes ? fit la voix claire de Katel, derrière.

Elle était adorable avec ses cheveux, qui avaient poussé, et qu’elle coiffait joliment en arrière, ce qui soulignait encore l’ovale parfait de son visage.

— Oui.

Il lui raconta en détail le rapport de Michelli et ce qu’il en avait tiré.

— Et ça te chagrine que ton beau projet idyllique ne se réalise pas ?

— Il y a beaucoup de problèmes en même temps. Il n’y a pas eu de nouveaux Transferts d’Anciens, après celui de M 64, on ne sait pas où est le nouveau camp – ou les camps, peut-être – où ils sont regroupés ? La Fédération ne progresse pas, Amas II est toujours inexplorée.

— Les problèmes qui tombent de tous les côtés, on connaît ça depuis le début, non ? En réalité, il y a UN principe de base qui provoque une bonne part de l’échec actuel.

Ael leva la tête, intéressé. Katel avait toujours eu le don de mettre le doigt exactement sur le nœud d’un problème.

— Va, dit-il.

— Tu es un pur et tu as voulu faire une Fédération idéale. Eh bien, la vie ce n’est pas souvent ça. Il faut accepter des petites choses qui ne vont pas dans le sens souhaité au départ, des compromissions, si leurs conséquences ne sont pas graves.

— D’accord, tu m’as mis en condition, je suis prêt à entendre la suite.

Elle sourit gentiment.

— Aucun chef ne s’est révélé ? Alors cherches-en, et prépare-les, aide-les à s’imposer, au début, et… imprègne-les. La solution est là. Il faut t’y résoudre. Donne-leur la volonté de créer une communauté, des buts précis, qu’ils montrent de la diplomatie mais aussi la volonté d’emmener les autres derrière eux… Oui, je sais que ça choque quelque chose en toi. À tes yeux, ils n’ont plus leur libre arbitre, comme tu le voulais, ce n’est plus “naturel.” Mais puisque rien ne bouge, il faut prendre une décision. Mieux vaut une société qui se crée, selon TES idées, que rien du tout. Et un rien-du-tout qui dure, ça laisse des traces dans les esprits. Tu n’en auras pas pour longtemps à détecter quelques types comme ça. Ensuite, je peux t’aider à les imprégner fortement. Je suis certaine que ce long séjour ici a énormément renforcé la puissance de notre cerveau. À toi comme à moi.

Il hocha la tête pour montrer son accord, lâchant :

— Il ne faut pas perdre de temps. Le problème des Anciens retrouvés par l’Union est urgent et grave. Cette conférence à Véga…

— Quoi ? fit-elle.

— Cette conférence annuelle de l’OFG… on a le droit d’y assister, nous aussi, je veux dire en qualité de représentants de la Fédération de l’Amas.

— Je suppose que oui, et alors ?

Ses yeux se mirent à briller, quelque chose prenait forme dans son imagination et il s’excitait tout seul.

— Je pense à un truc. Il faut que je le peaufine !

— Voilà, je retrouve mon Ael, fit Katel en se penchant pour embrasser légèrement sa joue.

— On passe une combinaison et on se Transmet sur Amas II, dépêche-toi, j’appelle Michelli.

La liaison fut rapidement établie.

— “Michelli, on arrive, on se Transmet, dans dix minutes.”

— “Alors, vous vous planquez dès l’arrivée,” fit la voix tendue du Sarmaj.

— “Qu’est-ce qui se passe ?”

— “Un Sarge ancien, que je prenais pour un type équilibré, est en train d’exciter les autres. Ils veulent utiliser les Transmetteurs pour se faire envoyer dans le Monde, piquer des Mobils anti-G, des trucs comme ça et se venger surtout, je pense. Il dit que puisque l’Union les a abandonnés, ils ne lui doivent rien et qu’il n’y a qu’à se servir et régler les comptes. Il délire complètement, il ne connaît rien aux Transmetteurs et Phi n’a rien voulu expliquer tant que tu n’étais pas là. Seulement, je reconnais les symptômes, la bagarre va être mauvaise et ça risque de dégénérer.”

— “Tu peux te glisser hors du village et aller à l’aire de réception ?”

— “Je viens de m’apercevoir que je suis suivi et surveillé par trois gars, qui sont de l’autre côté de ma porte, en ce moment. Officiellement, il n’y a rien contre moi, mais en réalité je suis prisonnier.”

— “Ouvre la porte et cogne ! ‘Normalement, ’ hein ? Et taille-toi. Ils vont te poursuivre. Tu les amèneras sur l’aire, par l’ouest. Fatigue-les un peu, on n’est pas en pleine forme physique. On sera planqué dans les buissons. Démarre ton dateur… Dans sept minutes sur la face ouest de l’aire. Top !”